Richard Dufour
Au delà des maux, le bonheur
Par Jacques Beaulieu le 3 février 2015
Les histoires qui finissent bien
Profession Santé
Il n’y a pas de mots pour décrire certains maux, tellement ils sont difficiles à supporter. L’histoire de Richard Dufour, que j’ai eu le privilège de rencontrer, en témoigne. Cependant, malgré toutes les souffrances qu’il m’a racontées, j’ai eu l’étrange et extraordinaire impression d’avoir entrevu le visage du bonheur.
Né en 1954, Richard Dufour a été élevé par ses grands-parents dans une ferme, au Saguenay. Il a appris très tôt la générosité grâce à son grand-père, un homme bon. Il se souvient s’être rendu à la ferme d’un immigrant slovaque bâti comme une armoire à glace. Richard avait, comme la plupart des enfants du coin, peur de cet étranger. Il faut avouer que vers la fin des années 1950, il y avait bien peu de nouveaux arrivants dans cette région du Québec. Pourtant, après avoir échangé quelques mots avec lui, son grand-père a prêté un de ses chevaux au nouveau voisin. Richard se rappelle aussi que grand-papa était ce qu’on appellerait aujourd’hui un homme de peu de mots. Lors des réunions de famille où chacun se plaignait du gouvernement, le grand-père se taisait, laissait parler tout le monde et, à la toute fin, lançait: «Quand vous aurez cessé de parler, combien de vous serez prêts à agir?» En somme, la bonté, le partage, le travail et l’absence de mots inutiles ont marqué l’enfance de Richard.
Richard quitte la ferme familiale à 17 ans pour aller étudier à Québec. Il s’oriente vers la réinsertion sociale, un domaine où il se sentirait utile et pourrait mettre en pratique ce que son grand-père lui avait enseigné. Pour payer sa pitance durant ses études, il se trouve un emploi à temps partiel à l’Asile Saint-Michel-Archange, devenu aujourd’hui l’Institut universitaire en santé mentale de Québec.
Richard Dufour est un homme curieux. Il se passionne pour tout ce qui touche de près ou de loin son travail, et s’inscrit à des cours de pharmacologie afin de mieux comprendre la clientèle qu’il sert. En effet, plusieurs bénéficiaires de la réinsertion sociale sont aux prises avec des problèmes psychiatriques ou encore sont victimes de dépendances alcooliques ou toxicologiques. Ainsi va donc la vie de cet homme, qui partage, comme la plupart d’entre nous, ses énergies entre son travail, son épouse et ses deux fillettes alors âgées de 7 et 11 ans.
Et puis tout bascule
À 37 ans, Richard a un travail qui le comble et une famille qu’il adore. Mais des douleurs aux jambes commencent à l’assaillir. Plusieurs consultations médicales n’aboutissent à rien. Les douleurs sont bien présentes et ne vont qu’en augmentant. Selon les médecins, le stress et la fatigue pourraient en être les causes. Mais Richard est loin d’être convaincu. Il se retrouve, sans plus de succès, en physiothérapie où on tente de pratiquer des étirements de la jambe. La douleur est atroce, mais la physiothérapeute lui explique: «C’est normal que ça fasse mal, c’est parce que le traitement agit.» De guerre lasse, Richard consulte en chiropractie. Là, on lui promet qu’après une série de traitements aux ultrasons, la douleur disparaîtra et la vie reprendra son cours normal. Mais, cela ne fonctionne pas non plus. Épuisé et découragé, Richard abandonne les traitements chiropratiques qui, en réalité, semblent empirer sa situation plutôt que l’améliorer.
Puis, un jour, il se retrouve seul avec son mal, incompris de tous. Le dernier médecin qu’il rencontre lui demande même s’il n’exagèrerait pas quelque peu ses douleurs afin d’obtenir un congé de maladie! Pourtant, ce qu’il désire n’est pas un arrêt de travail, mais bien un arrêt de ces douleurs qui ne cessent de s’intensifier.
Richard le sait. Il n’a pas encore reçu de diagnostic, mais il le sent jusque dans sa moelle: si rien n’est fait, il ne survivra plus bien longtemps. Fort des cours en anatomie suivis durant ses études, il décide de se rendre à la bibliothèque de l’université et découvre, à partir de ses symptômes, son propre diagnostic. Il ne lui reste qu’à savoir si c’est bénin ou malin.
Il rencontre donc un neurologue qui, après un examen aussi douloureux que sommaire, le dirige immédiatement vers un orthopédiste. Commence alors la batterie de tests convenus. En ce mois d’octobre 1991, le diagnostic tombe: chondrosarcome de grade 3.
En termes simples, froids, mathématiques, le spécialiste qui lui annonce ne laisse place à aucune équivoque: «Le cancer est beaucoup trop avancé, mettez vos affaires en ordre, il ne vous reste tout au plus que quelques mois à vivre. Vous ne ferez pas les Fêtes.»
Le verdict est aussi tranchant qu’une guillotine, et le ton sur lequel il est énoncé rappelle l’acier froid et implacable de la lame. Même s’il s’attendait au pire, Richard ne peut contenir ce grand frisson qui le saisit tout entier. C’est l’effondrement total. À la manière d’un automate, il retourne chez lui et, encore aujourd’hui, il ne se souvient d’aucun moment sur le chemin du retour. Comme un casse-tête qui aurait explosé, il voit sa vie éclater en mille morceaux avec l’annonce de sa mort imminente.
L’oncologue de tous les espoirs
Les choses se poursuivent avec un oncologue. De la salle d’examen où il patiente pour son premier rendez-vous, il aperçoit un médecin traitant un sans abri dans la pièce attenante. Celui-ci soigne son patient avec tant d’empathie que Richard se met à souhaiter qu’il s’agisse de l’oncologue qu’il attend. Et comme si cette perspective était essentielle à ce moment précis de sa vie, son rêve se réalise… et son pronostic change. L’oncologue lui assure qu’il pourra sauver sa vie et même épargner sa jambe. Il faut procéder à la greffe d’un demi-bassin dès que le greffon sera disponible. Les mois qui suivent sont difficiles: douleurs et infections alternent, mais, au moins, l’espoir est malgré tout permis. C’est finalement le 13 janvier qu’un bassin est disponible pour la greffe.
L’intervention, une hémipelvectomie du bassin gauche avec reconstruction des articulations et prothèse totale de la hanche, dure plus de 12 heures. Toutefois, au réveil, on ignore si le circuit nerveux pourra se remettre à fonctionner, et la douleur est atroce. C’est comme si sa hanche repose sur un nid de braise; la morphine et la panoplie pharmacologique ne réussissant à le soulager qu’une vingtaine de minutes. Il faut ensuite attendre trois heures et 40 minutes avant le prochain soulagement.
Au fil des jours qui suivent la chirurgie, Richard trouve des moyens personnels pour atténuer la douleur, dont la prière et… les jeux vidéo. Durant trois mois, Richard reste à l’hôpital, paralysé. Puis, le circuit nerveux se rétablit lentement. Une convalescence et une réhabilitation de deux ans suivent. En 1994, Richard Dufour peut enfin retourner au travail, et sa vie reprend alors son cours.
Une nouvelle bascule
Cependant, au début de 1997, une infection se déclare au niveau du site opératoire. Pendant quatre ans, toutes les gammes d’antibiotiques sont essayées avec des succès passagers. L’infection réapparaît immanquablement et gagne toujours du terrain.
En 2001, Richard fait un choc toxique et une décision difficile doit se prendre. Pour éviter que l’infection ne devienne mortelle, il faut opérer et, cette fois, tout enlever: le demi-bassin greffé, la fesse et toute la jambe gauche. Pour lui-même, et parce que la vie lui a donné une seconde chance près de dix ans auparavant, Richard accepte le risque opératoire et, par le fait même, s’il survit, consent à continuer sa vie avec le handicap de sa jambe gauche.
Le casse-tête se reconstruit
Au réveil de cette amputation majeure, Richard rassemble non seulement toutes ses énergies, mais se remémore aussi toutes les expériences qu’il a connues avec son grandpère, les relations d’aide qu’il a établies auprès des clients psychiatrisés et des toxicomanes, et ses propres émotions face à la mort, à la vie et à l’espoir. Un peu comme les pièces d’un casse-tête qui s’assemblent, l’image de ce que sera sa propre vie se dessine maintenant avec plus de précision.
À travers des conférences, il communique avec les jeunes, leur fait part de sa vision et échange avec eux. La question de des capacités physiques reste néanmoins obscure. Mais la réponse arrive par deux hasards successifs. Un jour, alors qu’il est au restaurant avec son épouse, ils voient un homme, couché sur le dos dans un drôle d’engin, qui pédale avec ses mains. Son épouse lui dit que c’est exactement ce dont il a besoin. Sur le chemin du retour, ils croisent à nouveau cet homme qui, cette fois, place son vélo (un handbike) dans le coffre de sa voiture. Ils s’informent et parviennent à s’en procurer un.
Le bonheur continue d’être au rendez-vous
Bien sûr, la douleur n’a pas disparu complètement. Richard Dufour ne dort que quatre à cinq heures par nuit. Cependant, lorsqu’il est au gymnase ou en compétition de handbike, les endorphines lui apportent un grand soulagement.
Accrédité par l’UCI (Union cycliste internationale), il roule des milliers de kilomètres chaque année et se retrouve souvent parmi les gagnants lors des compétions. À quoi pensetil quand il gravit les marches du podium? Il a une pensée pour son orthopédisteoncologue, car sans lui, jamais il ne se serait retrouvé là. Il réalise aussi avec fierté qu’il a trouvé sa «vraie place et pas n’importe laquelle, l’une des trois premières parmi les meilleurs athlètes reconnus!»
Bien sûr, il restera handicapé, mais les gratifications qu’il reçoit lors de ses conférences lui apportent un grand réconfort. De plus il s’implique beaucoup auprès de l’Organisation québécoise des personnes atteintes de cancer (OQPAC). En somme, Richard a réussi tant sur le plan physique qu’intellectuel. Mais surtout, le bonheur qui se dégage de ce grand survivant fait du bien à quiconque a la chance de croiser son chemin.
En le quittant, je lui ai dit: «Je viens de voir un homme à qui il manque une fesse, la moitié d’un bassin et une jambe et, pourtant, j’ai l’impression d’avoir connu l’homme le plus complet qu’il m’a été donné de rencontrer.» Nous avons bien ri. Merci Richard.